Marcher sur l’eau
Aïssa Maïga, une réalisatrice engagée
Aïssa Maïga, née d’un père malien et d’une mère sénégalaise, trouve sa vocation d’actrice vers 17 ans, en France. Après avoir enchaîné plusieurs rôles avec de grands réalisateurs français, elle passe derrière la caméra, pour réaliser un long métrage intitulé « Il faut quitter Bamako ». Aïssa Maïga est une femme engagée, qui met en avant la parole des femmes noires, dans un essai collectif « Noire n’est pas mon métier », paru en 2018. Par la suite, elle élargit la problématique de la discrimination et des stéréotypes que vivent les femmes noires, dans son long métrage « Regard noir », sorti également en 2018.
En 2021, Aïssa Maïga revient sur le devant de la scène avec le documentaire de fiction « Marcher sur l’eau », dont le projet lui rappelait des souvenirs de vacances chez sa grand-mère paternelle, au Mali. Le long métrage retrace l’histoire du village de Tatiste, dans le nord du Niger, où les habitants sont victimes du réchauffement climatique. Ils se battent depuis des mois pour avoir accès à l’eau, réclamant un forage pour capter l’eau sur laquelle ils marchent. Le documentaire de fiction présente plusieurs problématiques, dont celle de l’éducation, de la communauté et de la survie.
Avec simplicité, Aïssa Maïga tente de sensibiliser le public au sort des peuples nomades, en suivant la jeune Houlaye, qui doit marcher des kilomètres chaque jour, pour atteindre un puits. Cette tâche quotidienne empêche les enfants de Tatiste de s’investir à l’école. De plus, l’absence d’eau oblige les adultes à quitter le village pour aller chercher des ressources vitales au-delà des frontières.
Photo : Sylvia Galamot (Bataille,2021)
Un tournage en aller-retours pour des raisons de sécurité
Le tournage n’a pas été une affaire facile. Pour des raisons de sécurité, l’équipe de tournage a dû faire cinq allers-retours entre la France et le Niger. Ils sont revenus à chaque saison, en équipe réduite, durant une dizaine de jours pour filmer le documentaire (Allociné, s.d.). L’équipe de tournage était constamment suivie par des militaires et des véhicules blindés (Vely, 2021), la situation politique au Niger se caractérisant par la présence de groupes terroristes armés, notamment aux alentours du lac Tchad, et dans la zone frontalière avec le Mali (France diplomatie, 2022 ; ONU info, 2022).
Malgré ces complications, pour Aïssa Maïga, le tournage a été « magique » (Vely, 2021). Elle a pu échanger avec les habitant·e·s de Tatiste, en intégrant une part de fictif à son documentaire, en dirigeant les habitant·e·s durant le tournage et en discutant avec eux·elles de ce qu’il fallait montrer dans le produit final (Allociné, s.d. ; Vely, 2021). Par exemple la scène du départ des femmes a dû être reproduite car l’équipe de tournage n’était pas sur place lors du moment du départ (Cin’Ecrans, 2021). Une véritable confiance a alors été créée ce qui a permis la réalisation, dans les mots l’autrice, d’« un film d’immersion » (Road to Cinema, 2021 ; Cin’Ecrans, 2021).
“La musique est langue d’émotion”
Emmanuel kant (Bigand, 2008)
Photo: Rousslan Dion, Bonne Pioche Cinéma (Bataille,2021)
La musique transporte des émotions
De manière générale, la musique est une sorte d’échappatoire à la vie quotidienne. Elle nous permet d’atteindre un endroit où les émotions, les expressions et les sentiments se rapprochent, nous plongeant dans un état psychologique et physiologique différent. Dans le documentaire de fiction « Marcher sur l’eau », Aïssa Maïga combine deux types de musique, dans le but de transmettre les émotions présentes dans les scènes du long métrage. Ce choix minimaliste de registre musical peut faire penser que les émotions sont quelque chose de binaire : positives ou négatives, joyeuses ou tristes.
Le long métrage débute sur une musique douce, en arrière fond du discours du chef du village, qui explique la difficulté du manque d’accès à l’eau. Composées par Uèle Lamore, autrice et cheffe d’orchestre française, les musiques douces, sans parole, provoquent des émotions de tristesse et de mélancolie chez les spectateur·rice·s. Elles accompagnent des scènes importantes et poignantes, qui rendent compte de la difficulté de la vie à Tatiste, comme par exemple le départ des femmes, la vue aérienne du puit asséché ou encore le moment où le père lave son fils.
En parallèle, les morceaux plus entraînants d’artistes africains, comme Ezza, The Lulus band, Gatanga Boys Band, K. Frimpong et Fatouma Diawara, sont utilisés pour accentuer les scènes joyeuses et insouciantes. Favoriser la musique africaine permet non seulement aux spectateur·rice·s de voyager jusqu’au lieu de tournage, mais également d’entrer dans le quotidien des habitats de Tatiste, qui écoutent de la musique grâce à une vieille radio. Le fait d’écouter la même musique, que les villageois·es, offre aux spectateur·rice·s une immersion dans le long métrage et dans la vie à Tatiste. Le documentaire de fiction se terme par une musique de l’artiste malienne Fatoumata Diawara, Sowa, dans un registre folk wassoulou, qui semble laisser entrevoir un espoir de fin sur la situation d’accès à l’eau au Niger.
Le changement climatique :
Une contrainte sociale montrant la nature comme un fait social ?
Nous, les modernes, avons toujours pensé la nature comme étant dissociée, séparée, de ce que nous appelons société, culture : la nature comme univers des régularités physiques ; le social comme univers conventionnel (Charbonnier, 2013, p. 85). Les sciences sociales ont nourri cette dissociation mais l’ont aussi remise en cause. C’est notamment la sociologie des sciences qui a montré l’incohérence de la dissociation en soulignant les nombreux processus d’interaction entre sociétés et nature (Charbonnier, 2013 ; Héran, 2007). Le long métrage « Marcher sur l’eau », par sa manière de représenter le changement climatique, montre bien comment cette dissociation n’est pas légitime. Les sociétés causent le changement climatique et se redéfinissent face à lui.
Si la nature est un fait social, parce qu’elle fixe des contraintes de différents ordres aux individus (Melchior, 2022), la réalisatrice donne à voir cela avec force en décrivant les évolutions des modes de vie des habitant·e·s de Tatiste. Les témoignages sur la période de sècheresse qui rythment le film laissent entendre que la « journée type » a profondément changé avec les conséquences de plus en plus sensibles et visibles du changement climatique. Les éleveurs entreprennent des voyages dangereux pour trouver des pâturages pour les bêtes, les femmes s’absentent pour trouver du travail en ville. L’enseignant de l’école primaire fait réciter à ses élèves le mot de réchauffement climatique, leur faisant comprendre que les citoyens de nombreux pays africains payent les conséquences du modèle de développement des sociétés occidentales. On comprend implicitement qu’auparavant la présence de marigots rendait la recherche de l’eau beaucoup plus facile. Le changement climatique et la nature contraignent donc les villageois et les réponses sociales pour y faire face engendrent de nouvelles inégalités, notamment entre hommes et femmes. Par exemple, au début du film, Souri, la tante de Houlaye, dit clairement que les femmes subissent plus durement la nouvelle situation que les hommes.
A contrario, au mois de juillet avec les pluies plus fréquentes, il y a plus de temps pour des loisirs et la vie est moins marquée par les contraintes de la survie. Le film montre les relations d’interdépendance mutuelles entre la nature et la société. Il souligne également comment le changement climatique induit une transformation anthropologique totale (Charbonnier, 2013, p. 90) bouleversant les modes de vie en rendant caducs les modes de développement jusque-là poursuivis.
Pourtant, les contraintes sont aussi objets de décisions politiques et techniques. La demande adressée aux autorités de la ville, présentées comme très éloignées des réalités quotidiennes des habitants, de faire un forage pour assurer un approvisionnement plus continu en eau, est le fil conducteur du film qui se clôt par l’imposant dispositif de forage autour duquel fêtent les habitant·e·s. Les conséquences que ce forage entraînera dans la vie sociale du village ne sont donc pas abordées. La maîtrise technique et la responsabilité d’assurer le bon fonctionnement de ces infrastructures en cas de panne deviennent de nouveaux enjeux (Gagneron, Becerra, & Dia, 2010, pp. 119-122).
Les spectateur·rice·s attentif·ve·s se rendront également compte que le film thématise les inégalités entre pays, liées au changement climatique. Lorsque le professeur de l’école de Tatiste condamne les Occidentaux en tant que responsables de la crise que vivent les habitants du village, il transmet à ses élèves comme aux spectateur·rice·s du film que les inégalités sociales dérivent du mode de développement occidental et ne sont plus seulement le résultat d’une exploitation massive des territoires des pays pauvres (Fragnière, 2021).
En somme, Aïssa Maïga nous confronte avec nombre de thématiques liées au changement climatique d’une façon susceptible d’intéresser un large spectre de public et d’engendrer de nombreuses réflexions.
Le travail du commun sur le quotidien
Une autre richesse du long métrage est de montrer comment, face aux contraintes environnementales, les pratiques sont guidées par l’invention du quotidien (De Certeau, 1990). Il faut faire avec le peu de nourriture existante, trouver les moyens de retirer le peu d’eau qui reste dans les puits, utiliser des animaux, à la limite de leurs forces, pour tirer la corde à laquelle est attachée une forme de réservoir en toile, ou en plastique, etc... Les habitants de Tatiste boivent, mangent, se lavent avec peu et ne doivent surtout pas gaspiller cette eau si précieuse, qui n’est peut-être pas potable, mais que les villageois·ses savent rendre potable. En revanche, et c’est là le paradoxe de la situation, il y a tout de même de l’eau, profondément souterraine. Ils ne peuvent juste pas y accéder, car elle se trouve à des centaines de mètres sous le sol. Ils ne peuvent que « Marcher sur l’eau ».
Le long métrage de Aïssa Maïga documente plus largement les manières d’habiter le monde (Simay, 2019). Chaque famille a sa propre maison, simple et sans superflu à l’intérieur. Les villageois·ses dorment souvent dehors. Cela fait partie de la capacité de s’approprier l’environnement, à y mettre son empreinte, en faisant preuve d’ingéniosité pour rendre le quotidien vivable. Ils ont leur génie d’habiter Tatiste. Les savoirs-faire des villageois·ses sont multiples : tresser les cheveux, coudre, faire le ménage, récolter de l’écorce d’acacia pour fabriquer et vendre des médicaments, faire et entretenir le feu. Les normes sociales concernent aussi le savoir-faire. La responsabilité se transmet par socialisation. Les filles aînées sont chargées de s’occuper des plus petits quand les parents sont absents, en leur apprenant la gestion de l’eau, par exemple, comme lorsque Houlaye dit « Damana, qu’est-ce que tu fais ? Tu gaspilles de l’eau ? »
L’invention du quotidien se fonde sur un travail du commun et en commun. En ce sens, retenons Souri qui aide tout le monde, le père de Houlaye qui part à la recherche de nouveaux pâturages, la cuisson de l’eau au milieu du village, la réunion du village autour de l’école pour parler des problèmes de forage. Une scène qui illustre parfaitement la question de faire le lien, est celle de l’assemblée devant l’école, quand une femme dit « Nous, les femmes, on est venues pour parler. » Ainsi, nous pouvons nous demander qu’est-ce qui lie l’ensemble des villageois·ses de Tatiste ? La vie est dure, et certain·e·s parlent de souffrance. Il faut se battre, et chacun contribue au tout ayant ses raisons de rester à Tatiste.
Comme autres exemples de travail du commun, il y a cette femme qui transmet ses savoirs pour la guérison, ce maître d’école qui enseigne avec les moyens du bord, ce “nous” qui remercie le préfet de l’avoir entendu, ces femmes qui s’occupent des enfants auxquelles il est dit : « Vous les femmes, vous êtes aussi des parents d’élèves », ainsi que « ces enfants, ils sont aussi entre vos mains ». La réparation de l’école dont les murs sont troués, les grandes sœurs qui s’occupent de leurs petit-e-s frères et sœurs, les femmes qui partent ensemble vers l’inconnu pour trouver du travail, pour gagner un peu d’argent, pour ramener des petits cadeaux à leurs enfants, tous ces habitants qui unissent leurs forces pour permettre à un des leurs de descendre au fond du puits évaluer l’eau qui reste à disposition illustrent ce que peut être le travail du commun dans ce village.
Face aux contraintes du quotidien et aux problèmes climatiques, les habitants du village tendent aussi à s’en remettre entre les mains de Dieu, comme le suggère aussi le titre du film qui peut nous faire penser à Mt 14, 22-23, soit les versets où, par manque de foi, les disciples qui marchent sur l’eau sont en situation de couler, et ont besoin de Jésus pour les sortir de l’impasse. Dieu semble ainsi celui à qui la population demande de les préserver des dangers, et de leur apporter l’essentiel, à boire et à manger. Dans un contexte de vulnérabilité extrême, Dieu est nommé comme celui qui permet de garder un certain espoir.
Références utilisées:
Allociné. (s.d.). Marcher sur l’eau. [En ligne] : https://www.allocine.fr/film/fichefilm-276720/secrets-tournage/ (consulté le 29.05.2022).
Charbonnier, P. (2013). La nature est-elle un fait social comme les autres ? Les rapports collectifs à l’environnement à la lumière de l’anthropologie. Cahiers philosophiques 1(132), 75 – 95.
De Certeau, M. (1990). L’invention du quotidien. L’art de faire. Paris : Gallimard.
France Diplomatie (2022). Présentation du Niger. [En ligne] : https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/niger/presentation-du-niger/ (consulté le 29.05.2022).
Gagneron, F., Becerra, S., & Dia, A. H. (2010). L’étonnante diversité des ressources en eau à Hombori. Entre contrastes environnementaux, pratiques locales et technologies extérieures. Revue Tiers Monde, 4(204), 109 – 128.
Héran, F. (2007). Vers une sociologie des relations avec la nature. Revue française de sociologie 48(4), 795 – 806.
Melchior. (2020). Fait social. [En ligne] : https://www.melchior.fr/notion/fait-social-0 (consulté le 29.05.2022).
Simay, P. (2019). Habiter le monde. Arles : Actes Sud.
TOB (2010). Traduction Oecuménique de la Bible. Paris: Cerf et Paris : Société biblique française.
Articles de presse et vidéos
Bataille, S. (2021). Marcher sur l’eau. Un film de Aïssa Maïga. Les Films du Losange. [En ligne] : https://filmsdulosange.com/wp-content/uploads/sites/2/2021/05/DPresse-Marcher-sur-leau.pdf (consulté le 29.06.2022).
Bigand, E. (2008, 1 novembre). Les émotions musicales. Pour la science. [En ligne] : https://www.pourlascience.fr/sd/neurosciences/les-emotions-musicales-1794.php (consulté le 27.06.2022).
Cin’Ecrans (2021, 5 novembre). Interview Marcher sur l'eau - Aïssa Maïga. [vidéo]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=i8Du9863SCk (consulté le 27.06.2022).
Fragnière, A. (2021, 7 mai). (In)justice climatique : quand les riches détruisent la planète. Le Temps. [En ligne] : https://blogs.letemps.ch/augustin-fragniere/2021/05/07/injustice-climatique-et-inegalites-de-revenu/ (consulté le 29.05.2022).
ONU info (2022, 2 mai). Plus de ressources sont nécessaires pour lutter contre le terrorisme au Sahel, déclare Guterres en visite au Niger. [En ligne] : https://news.un.org/fr/story/2022/05/1119292 (consulté le 29.05.2022).
Road to Cinema (2021, 18 juillet). Le film d’Aïssa Maïga « marcher sur l’eau » au festival de Cannes [Vidéo]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=Et3pyOYeuQ0&t=79s (consulté le 27.06.2022).
Vely, Y. (2021, 10 novembre). Aïssa Maïga nous raconte marcher sur l’eau. Paris Match [En ligne] : https://www.parismatch.com/Culture/Cinema/Aissa-Maiga-nous-raconte-Marcher-sur-l-eau-1749056 (consulté le 29.05.2022).
Analyse réalisée par :
Andrea Farioli : étudiant en Master Sociétés plurielles: cultures, politique et religions, (Option Dynamiques sociales et culturelles
Marine Lanzi : étudiante en Bachelor Sociologie
André Levionnois: étudiant en Bachelor Sciences des religions