Piggy
De la télévision au film de genre indépendant
Carlota Pereda est une réalisatrice espagnole né en 1979. A la suite d’une école de cinéma, elle commence sa carrière comme scénariste et scripte pour des séries télévisées. Après en avoir également réalisées, elle présente dans plus de 137 festivals son premier court-métrage The Blondes, un thriller-comédie qui traite de la question de l’identité, en se basant sur une histoire vraie ayant eu lieu à Rio de Janeiro. L’attrait de Pereda pour le mélange entre comédie et horreur s’illustre alors déjà. Son long-métrage Piggy, sorti en 2022, est l’adaptation de son court-métrage Cerdita sorti en 2018, à la suite duquel elle se fait connaître mondialement et remporte différents prix (Goya Award, Forqué Award). Sa nomination au festival Sundance pour Piggy achève sa consécration comme étoile montante du milieu du cinéma indépendant. Si elle ne fait pas du féminisme son cheval de bataille, elle reste convaincue que la politique s’inscrit partout, comme elle l’exprime dans un article de Variety : « But, everything is political. Everything is political. And, if you say it’s not political, it’s because it’s political.” (2022, quest. 6).
L’itinéraire traumatique de Sara, dite « Piggy »
Piggy, c’est l’histoire de Sara, mais c’est surtout l’appel à l’aide d’une victime de grossophobie, dont la transition adolescente douloureuse la propulse face à des choix moraux et à leurs douloureuses conséquences. Pour son second long-métrage, Carlota Pereda nous transporte dans le sud-ouest de l’Espagne, à l’intérieur de son Estrémadure natale, au coeur d’un village isolé et reclu, où les habitant.e.s semblent vivre paisiblement. A mi-chemin entre le film de genre et le drame rural, mélangeant avec une dextérité déconcertante les différentes formes cinématographiques (horreur, thriller, trasheur, genre, comédie, drame), Pereda offre un objet culturel léché et vibrant d’influences multiples. Analyse non-exhaustive de quelques points révélateurs d’un film qui laisse bouche bée.
Du mépris à la revanche : les rouages de la cruauté et de l’atrocité, entre violence physique et symbolique
Sous la chaleur suffocante d’un mois d’été espagnol, Sara, une adolescente repliée sur elle-même, tente de garder la tête hors de l’eau entre le harcèlement lié à son obésité que lui font subir les filles populaires de son village, dont une ancienne amie, et son entourage qui ne la comprend pas. Le surnom « Piggy » que porte à contre-coeur la protagoniste, est inspiré du métier de boucher que ses parents pratiquent, et est imposé de manière cruelle par ses rivales. Lors d’un après-midi à la piscine, Sara se fait harceler : les trois adolescentes qui la maltraitent s’emparent de ses habits, ce qui la contraint à quitter les lieux en bikini, humiliée et en colère. Sur le chemin du retour, elle aperçoit à travers la vitre d’une camionnette ses bourreaux blessées, sur le point d’être kidnappées, qui lui demandent de l’aide. Le conducteur, ayant assisté à la scène de la piscine, se prend d’empathie pour Sara, et la laisse s’enfuir en lui rendant ses habits. A cet instant se tisse un pacte implicite qui rend la protagoniste alors pétrifiée complice, tandis qu’au loin le van s’éloigne. Dès lors, dans le village, plusieurs crimes refont surface et l’enlèvement des trois filles suscite un climat tendu. De son côté, Sara, ne pouvant compter ni sur sa famille, ni sur ses amies, se surprend alors à rêver à cet homme mystérieux, par qui elle s’est sentie pour la première fois comprise. Elle développe alors des sentiments partagés entre culpabilité et reconnaissance, puis tente de retrouver celui qui détient captive ses camarades, sans être vraiment sûre de ce qu’elle cherche réellement, entre volonté de les sauver, de s’en venger ou de rejoindre cet inconnu.
Entre grossophobie et harcèlement, un corps toujours aux prises de l’altérité
Si le film Piggy questionne clairement le jugement de la société sur les corps invalidés (Carof, 2021), il insiste de manière plus générale sur le rapport à l’altérité (Lévinas, 1995 ; Said, 1978). En effet, le harcèlement se construit sur un modèle classique de « in-group » et « out-group » théorisé par Norbert Elias (1966), où la personne victime est rejetée à l’extérieur du groupe de pairs. Ici, l’entité dominante est personnifiée par les adolescentes qui correspondent aux normes de genre, de beauté et de féminité en vigueur. L’apparence est donc utilisée à des fins d’exclusion (Carof, 2021). Qu’’il s’agisse de ses tortionnaires ou de sa famille, Sara semble constamment en proie à des critiques, des sanctions et du contrôle émanant d’autrui.
Dans le film, son corps est donc montré vulnérabilisé du fait de son obésité, considérée comme problématique. La mise en scène cinématographique joue sur plusieurs aspects afin de renforcer l’impression désolante que donne la protagoniste. Les perles d’eau qui coulent sur Sara trahissent l’inconfort dû à la chaleur du mois d’août, la perte de ses habits la force à exposer son corps vu comme disgracieux aux passant.e.s, les plans rapprochés soulignent l’apparence grotesque d’un corps trop gros, dans un monde trop étroit.
Comprendre implicitement le récit : le rôle de la couleur
Si le film possède une photographie remarquablement soignée (signée Rita Noriega), le travail de recherche réalisé sur la palette de couleurs à l’écran confirme cette dimension. Le long-métrage de la réalisatrice espagnole peut être divisé en trois chapitres majeurs, dont l’éventail rigoureux de couleurs, étroitement lié au déroulement du synopsis, correspond à trois ambiances précises. La partie initiale, permettant d’entrer dans le film et d’établir le décor estival, se présente à travers une palette pastel et chaude, qui concourt à plonger délicatement les spectateur.ice.s dans l’univers de Piggy. La seconde partie se déroule dans la nuit et fait ressentir la montée de l’inquiétude du village. Les tons sont sombres et agrémentés de lumières disparates qui crèvent le voile nocturne. Enfin, la dernière partie plonge définitivement le public dans la noirceur du scénario, où seul le rouge sanguinolent vient contraster les teintes grises et brunes de la confrontation finale entre les adolescentes bourreaux, le serial killer et la protagoniste principale. Le développement du récit avance donc de pair avec l’ambiance visuelle, que Carlota Pereda crée et maîtrise techniquement avec brio . Sans que l’on y prête attention, le spectre colorimétrique évolue et soutient une progression de récit cohérente.
De l’agentivité du personnage principal : entre victime et actrice de son destin
Si le personnage de Sara occupe le rôle principal, il ne s’impose pas pour autant comme figure enviable ou héroïque. Son statut de victime, véritable parti pris assumé par la réalisatrice, se prolonge jusqu’en toute fin du film comme la seule posture endossable pour Sara. Carlota Pereda souhaite ainsi attirer l’empathie du public en proposant un regard réaliste sur les discriminations qui subit la protagoniste (Carof, 2021). En effet, la réalisatrice espagnole brosse un portrait si désarmant de Sara que l’on ne peut qu’éprouver de la compassion face à l’acharnement d’une solitude et d’une adversité si probantes. La fin de Piggy redonne toutefois à Sara une forme d’agentivité (Littlejohn, 2009), puisqu’elle se retrouve face à une décision de vie ou de mort, où le sort de ses bourreaux ne dépend à présent que d’elle. Devant la difficulté de choisir, Sara finira par libérer ses rivales en brisant les chaînes qui les retiennent prisonnières. A la fois symbolique et nécessaire, ce geste résonne avec puissance comme une forme de pardon, de rédemption ultime que Sara décide d’accorder.
Un chef d’œuvre dérangeant qui tient son pari
Au-delà de l’aspect purement dramatique des scènes finales, c’est la question philosophique de la conséquence de nos actes et de nos décisions qui semble au cœur du film. Carlota Pereda invite le public à questionner la non-action, en montrant qu’elle est en mesure également de déclencher des répercussions désastreuses.
En outre, la réalisatrice offre une fenêtre d’aperçu sur les réflexions liées au harcèlement et à la grossophobie, en exposant les limites finales sur lesquelles peuvent buter des abus systémiques liés à ces discriminations. En creux résonne ainsi la question suivante : l’horreur dévoilée en fin de film surpasse-t-elle l’horreur vécue depuis le début de sa vie par Sara, et par tant d’autres victimes banalisées par nos sociétés ?
De plus, le film soutient également un point de vue féministe, qui rappelle que les femmes n’ont besoin de personne pour les venger. En effet, si le mystérieux inconnu entre dans l’histoire afin de la sauver, elle finit par s’en débarrasser afin de rétablir justice seule. La scène finale du film, où l’on voit Sara s’enfuir victorieusement à moto à travers les champs, lui redonne une forme d’agentivité face à ses traumatismes. Elle retrouve une forme de liberté trop longtemps empêchée.
L’objectif de Carlota Pereda est alors atteint. Mère d’une jeune fille de sept ans, l’idée du scénario lui est apparue lorsqu’elle a réalisé qu’elle ne supportait pas d’offrir à son enfant un monde dans lequel les discriminations sont légion (Deconstructing Cerdita, Youtube). Elle espère avoir pu introduire entre les lignes quelque portée militante, elle qui estime impossible de concevoir un film sans vision politique.
Références utilisées:
Carof, S. (2021). Grossophobie Sociologie d'une discrimination invisible, Paris, Maison des Sciences de l'Homme, coll. « Interventions », 240 p., ISBN : 9782735127467.
Carof, S. (2017). Des femmes corpulentes sous contrainte : acquisition et négociation des normes nutritionnelles. L’Année Sociologique, vol. 67, n° 1, p. 107-130.
Colfax, Elias, N., & Scotson, J. L. (1966). The Established and the Outsiders: A Sociological Enquiry into Community Problems [Review of The Established and the Outsiders: A Sociological Enquiry into Community Problems]. American Sociological Review, 31(5), 727–727. https://doi.org/10.2307/2091874
Deconstructing Cerdita - Carlota Pereda talks short film adaptation, Sundance, and storytelling. Chaîne Youtube : Pendance Film Festival.(Diffusée en direct le 13 mars 2022). https://www.youtube.com/watch?v=Hn3kjqQ7Df8
Deydier, G. (2017). On ne naît pas grosse. Paris, Éditions Goutte d’Or.
Lévinas, E. (1995) Altérité et transcendance, Fata Morgana, Paris.
Littlejohn, S. W. & Foss, Karen A. (2009). Agency. In S. Littlejohn, & K. Foss (Eds.), Encyclopedia of Communication Theory. (pp. 28–32). Thousand Oaks, CA: SAGE Publications, Inc.
Jones, H. (2022). Gutsy Sundance Horror Thriller ‘Piggy’ Broken Down by Director Carlota Pereda. https://variety.com/2022/film/festivals/sundance-horror-thriller-piggy-carlota-pereda-12351 60899/ .
Régnier, F. Masullo, A. (2009). Obésité, goûts et consommations. Intégration des normes alimentation et appartenance sociale. Revue française de sociologie, vol. 50, n° 4, p. 747-773.
Cardon, P., Thomas Depecker, T., & Plessz, M. (2019). Sociologie de l'alimentation, Paris, Armand Colin, coll. « U Sociologie ».
Said, E.W. (2005 [1978]). Préface, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil (La couleur des idées), p. i.
Analyse réalisée par :
Lara Bertholet : étudiante en Bachelor Anthropologie sociale (I), Sociologie (II)