The Marriage
Deux semaines avant que Bekim n’épouse Anita, le futur époux retrouve son ancien amant revenu de France, Nol, décidé à reconquérir son amour de jeunesse. Candidat aux Oscars pour le Kosovo, The Marriage est un drame qui explore la réalité des personnes issues de la communauté LGBTQ+, questionne les relations hommes-femmes et les identités de genre et en fait émerger les tensions.
Le film a été réalisé par Blerta Zeqiri, récompensée pour son cinéma engagé qui « promeut les valeurs de la tolérance et de la liberté » (Bami, 2019) et défie les codes de la société kosovare patriarcale et conservatrice. Malgré son exclusion de l’industrie du cinéma commercial, l’étoile montante du cinéma kosovare n’a pas attendu d’avoir l’autorisation pour se forger sa propre voix (Jugendfilmtage, 2019).
Les conflits sociaux d’hier à aujourd’hui
Libérer les regards et le silence
Depuis l'éclatement de la Yougoslavie dans les années 90, le Kosovo est considéré comme un pays en proie à un conflit prolongé, toujours marqué par les divisions de cette période. Le film The Marriage, qui se déroule environ dix ans après la guerre, fait découvrir au public, à travers les yeux des acteurs*, une nation et ses individus en pleine crise identitaire.
Pour Gjon’s Tears, chanteur suisse-kosovare invité par le FIFF pour présenter la section Diaspora du festival du FIFF 2022, les habitants représentés dans le film sont « à l’image de leurs bâtiments ». En effet, dans ce profond désir de se tourner vers l’avenir, les valeurs exaltées de « solidarité touchante, de respect mutuel et de jalousie plutôt rares » (Gjon’s Tears, discussion avec le public, 23 mars 2022) se transmettent dans un décor criblé de balles qui semble figé dans le temps. Ces constructions, dont le coût est souvent supporté par la diaspora, incarnent les rêves et l’ampleur du travail encore à accomplir et représente le transfert à la fois financier et symbolique de valeurs et d’expériences vers ceux pour qui le passé et la guerre refont constamment surface.
The Marriage dépeint cet épisode où la population kosovare essaie de conjuguer la tradition de son héritage albanais à une « modernité » tournée vers Europe. Sa réalisatrice, Blerta Zeqiri, représente ce conflit collectif par le biais des conflits internes des personnages principaux : d’un côté, l’influence grandissante des mœurs sexuelles libérales associées à l’Europe occidentale et un contexte post-guerre à tendance conservatrice, avec un attachement à des structures patriarcales de l’autre.
Ces tensions sociétales, ressenties par la réalisatrice durant son enfance, nourrissent sa créativité et motive sa carrière. Exilée en France en 1999 avec sa famille, la réalisatrice, formée en France (Bami, 2018), est de ces cinéastes en exil qui fondent leur carrière sur la mise en image de leur pays d’origine et le représentent souvent sous le trait de l’enfermement :
“After the end of the war, when I gained basic liberties that I didn’t have throughout my childhood, I started to become aware and think more about marginalized groups in our society, who are denied the basic rights each human being should be entitled to”
(Blerta Zeqiri 2018, Eastern Neighbours Film Festival).
Les membres de la communauté LGBTQ+ fait partie intégrante des minorités mentionnés par Zequiri. Au Kosovo, bien qu’ils·elles soient protégé·e·s par la loi, l’État ferme les yeux sur les constantes humiliations et agressions dont ils·elles sont victimes (Tehrani, 2018). Le silence qui entoure ces enjeux historiques et le traitement des groupes minoritaires témoigne d’une attitude générale du pays face à son histoire. Le sujet de la guerre, par exemple, n’est ainsi que rarement discuté, bien qu’il imprègne la société de son héritage. Selon Gjon’s Tears, les émotions, mise à l’écart du débat public, vivent « enfermées dans les yeux des gens » (Discussion avec le public, 23 mars 2022). The Marriage, inspiré de l’histoire vraie d’amis de Zeqiri (Halili, 2017), se veut ainsi être un appel à la libre-expression de l’amour, qui, plus largement vise à éradiquer la violence et à et faire taire les propos haineux pour enfin libérer les regards.
Si Blerta Zeqiri est de ceux et celles qui veulent briser le silence, elle n’est pas seule, en témoigne la réception du film au Kosovo : salles pleines et encensement dans les médias nationaux (Pond, 2018). Cette prise de parole témoigne des tensions entre ouverture d’esprit et quasi-impossibilité de vivre son orientation sexuelle homosexuelle au grand jour. Les libertés sont de fragiles acquis sur lesquels l’étau culturel peut se refermer à tout moment :
«I started to think that maybe those movements that happened in society, where people are organized against something or for something, always have politics behind them. And it’s hard for people to get organized against people who love each other.» (Blerta Zeqiri, 2018, TheWrap)
Des habitant·e·s à l’image de leurs bâtiments
Au Kosovo, de nombreuses maisons sont souvent construites sur trois étages. Symboliquement, cette hauteur permet l’espoir d’aller de l’avant et de poser le regard sur l’avenir, au-delà des blessures. Or ces maisons ne possèdent souvent pas de façades, leurs toits de tuiles rouges demeurent pour la plupart inachevés et le sol est encore jonché de matériaux de construction inutilisés. Ces constructions, dont le coût est souvent supporté par la diaspora, incarnent les rêves et l’ampleur du travail encore à accomplir. Outre le soutien financier, cette aide représente également un transfert de valeurs et d’expériences vers ceux pour qui le passé et la guerre refont constamment surface.
« L’amour homosexuel : le nouveau Romeo et Juliette »
D’après le film et son scénario, cacher son identité demeure souvent l’unique moyen pour les LGBTQ+ de survivre au Kosovo. Contraint·e·s par la pression sociale à garder la face, de nombreuses personnes finissent par épouser un partenaire du sexe opposé qui devient, contre son gré, la victime collatérale d’un système répressif.
Restituant un triangle amoureux dans lequel Bekim tient la place centrale, Blerta Zeqiri nous livre un aperçu tangible d’une lutte pour la liberté.
Quand l’amour ne suffit pas
Les deux amants, Nol et Bekim, incarnent chacun les deux parties d’un conflit entre des normes sociales antagonistes. Fraîchement revenu de Paris où il essaie de lancer sa carrière musicale, Nol ramène avec lui toute l’excentricité occidentale, qui transparaît jusqu’à son habillement. Homosexuel et fier de l’être, il retrouve son amour de jeunesse Bekim, vêtu de tenues aussi sobres que sombres. Ces différences vestimentaires traduisent le rapport divergent aux normes et aux attentes sociales des deux hommes. Au-delà des expériences sexuelles qu’ils partagent, illustrées passionnellement à l’écran par les deux acteurs, Bekim emprunte le chemin traditionnel du mariage hétérosexuel alors que Nol revendique haut et fort son parcours et son identité. Une scène de dispute confronte ces deux voies. Après une nuit torride, Bekim répond à un appel d’Anita, soucieuse de ne pas avoir eu de ses nouvelles. Fou de rage, Nol lui jette ses affaires au visage. Incompris, Bekim se retrouve mis à la porte alors qu’il supplie son amant de bien vouloir compatir.
Blerta Zeqiri nous montre que le parcours de Bekim ne résulte pas d’un choix libre. La scène où il est appelé par Nol à venir le chercher au commissariat, passé à tabac par des extrémistes religieux, donne un aperçu de ce qui pourrait attendre Bekim. Cherchant à garder la face, ce dernier en vient à projeter son auto-homophobie quand il rejette sans hésitation la demande d’une association LGBTQ+ qui souhaite utiliser son bar pour l’une de ses soirées.
La femme, double-victime
Dans un contexte tel que celui du Kosovo, la non-reconnaissance des identités sexuelles fait deux victimes : celui qui est homosexuel·le·s et celui qui ne l’est pas. Dans The Marriage, la victime est une femme, Anita, marginalisée pour sa condition féminine par une société patriarcale. Anita est assignée à un rôle traditionnel par la famille de Bekim qui notamment refuse de lui annoncer le décès de ses parents à la guerre de peur qu’elle ne supporte pas la nouvelle. Mais son personnage incarne parfaitement la dualité entre volonté de se conformer et tentative d’émancipation. Elle n’hésite ainsi pas à tout faire pour retrouver une certaine agentivité, par exemple en simulant un test de grossesse positif pour se venger.
Le film est construit pour que les personnes qui le regardent éprouvent de la sympathie et de l’empathie pour cette femme (Halili, 2017). Devenus complice de la relation secrète entre Bekim et Nol, les spectateurs·trices assistent impuissant·e·s à la naïveté d’Anita. Cette situation en devient presque humoristique, quand Anita prodigue des conseils à Nol, fraîchement séparé d’une supposée petite amie parisienne, et l’encourage à se battre pour son amour, sans savoir qu’il s’agit en réalité de son futur mari. Cette souffrance et l’espoir de cet amour impossible est, tout au long du film, bercé par la consommation d’alcool des protagonistes. A la fois inhibiteur et facilitateur, il leur permet de dire ce que la sobriété leur ferait taire.
Cette tension atteint son paroxysme devant l’autel, quand Bekim tarde à dire « oui » à Anita et que Blerta Zeqiri réussit à nous faire prendre conscience de la peine, de la souffrance et des conséquences de ce mot qui est autant délivrance pour une que prison pour deux.
L’amour homosexuel au Kosovo est ainsi bel et bien le Roméo et Juliette des temps moderne. La réalisatrice, au travers de son film, parvient à faire partager à quel point il est à la fois inacceptable, injuste et incompréhensible que deux personnes qui éprouvent un tel amour ne puissent être ensemble (Eastern Neighbours Film Festival, 2018). Film de fiction teinté d’une approche documentaire, The Marriage livre l’histoire d’un conflit interne sans réels gagnants mais pavé de victimes. Il nous confronte à notre propre réalité, dans un pays où la campagne de votation pour le mariage pour tous a été accompagnée d’une vague homophobe (TDG, 2022).
Références utilisées:
Lectures :
Acosta, M. (2019). Martesa (The Marriage) directed by Blerta Zeqiri. 2017. 97 minutes. Trailer: Youtube. Comparative Education Review, 63 (1), 140-142. https://doi.org/10.1086/701228.
Bami Xhorxhina, 20.11.2019. La France décerne le meilleur prix culturel à un réalisateur Kosovar.https://balkaninsight.com/2019/11/20/france-gives-kosovo-film-director-top-cultural-aaward/, consulté le 28 juin 2022.
Eastern Neighbours Film Festival. 2018. The Marriage. https://enff.nl/film/the-marriage/ , consulté le 25 mai 2022.
Halili Dafina. 2017. Blerta Zeqiri: Our Romeo and Juliet is love between people of the same sex. https://kosovotwopointzero.com/en/blerta-zeqiri-romeo-juliet-love-people-sex/ , consulté le 25 mai 2022.
Jugendfilmtage. 2019. BorderPass Masterclass Blerta Zeqiri, https://jugendfilmtage.ch/fr/programme-2019/borderpass-masterclass-blerta-zeqiri/, consulté le 28 juin 2022.
Petkovic Vladan. 2017. Critique : The Marriage. https://cineuropa.org/fr/newsdetail/343473/, consulté le 04 juin 2022
Pond Steve. TheWrap (2018). Why Kosovo’s Gay Rights Film ‘The Marriage’ Shocked Its Own Director When It Was Released. https://www.thewrap.com/why-kosovo-gay-rights-film-the-marriage-shocked-its-director-blerta-zequiri-when-it-was-released/ , consulté le 25 mai 2022.
Quiquerez Florent. TdG Suisse (17.05.22). Le « mariage pour tous » a suscité une vague homophobe. https://www.tdg.ch/le-mariage-pour-tous-a-suscite-une-vague-homophobe-688688264257, consulté le 28.06.22
Romy Katy. 2019. Les homosexuels du Kosovo, libérés par l’objectif. https://www.swissinfo.ch/fre/photographie-_les-homosexuels-du-kosovo--libérés-par-l-objectif/45365232, consulté le 25 mai 2022.
Tehrani Bijan. 2018. Blerta Zeqiri, talks about Kosovo’s Oscar entry, The Marriage.https://www.cinemawithoutborders.com/the-marriage/, consulté le 25 mai 2022.
Sources des images :
Annabelle. 2017. Kosovo-Schweizer investieren in ihre alte Heimat. https://www.annabelle.ch/leben/kosovo-schweizer-investieren-ihre-alte-heimat-45081/, consulté le 25 mai 2022.
Eastern Neighbbours Film Festival. 2018. The Marriage. https://enff.nl/film/the-marriage/, consulté le 25 mai 2022.
FIFF. 2022. Gespräch mit Gjon’s Tears. https://www.fiff.ch/de/gespraech-mit-gjons-tears, consulté le 25 mai 2022.
Halili Dafina. 2017. Blerta Zeqiri: Our Romeu and Juliet is love between people of the same sex. https://kosovotwopointzero.com/en/blerta-zeqiri-romeo-juliet-love-people-sex/, consulté le 25 mai 2022.
Ktikerblog (2018). https://www.kritikerblog.com/the-marriage-von-blerta-zeqiri/, consulté le 07 juin 2022
Analyse réalisée par :
Sophia Wyssbord : Etudiante en Master Enfance, jeunesse et famille
David Siffert : Etudiant en Master Sociétés plurielles, option Religion et Société